[Archives] Colloque sur la loi Fauchon au Sénat

Publié le 01 mars 2006

Discours de Pascal Clément, ministre de la Justice, garde des Sceaux

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Monsieur le Président du Sénat,
Monsieur le Président de la Commission des Lois
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur le Premier Président de la Cour de cassation,
Monsieur le Procureur général près la Cour de cassation,
Mesdames et Messieurs les Magistrats,

Je suis très heureux de participer aujourd’hui à ce colloque consacré à la loi du 10 juillet 2000 sur la définition des délits non intentionnels.

Je voudrais saluer l’initiative du Sénat, qui cinq ans et demi après l’adoption de ce texte, a réuni d’éminents juristes pour faire un premier bilan des conditions de son application et pour réfléchir à ses possibles perspectives.

C’est d’ailleurs le Sénat qui est à l’origine de ce texte qui, comme vous le savez, découle d’une proposition de loi déposée par Monsieur le Sénateur Fauchon, que je salue ici.

Ce colloque démontre que le travail parlementaire ne s’arrête nullement après l’adoption de la loi.

Je me réjouis également de la particulière qualité des travaux de ce colloque, de la richesse et de la précision des différentes interventions qui se sont succédées depuis ce matin.

En effet, les questions abordées présentent à mes yeux une importance considérable, puisqu’il s’agit d’évaluer les conditions d’application par la Justice de cette loi innovante qui traite des délits non intentionnels.

La complexité de la question, tant en droit qu’au regard de ses implications humaines, explique pourquoi le législateur est venu ces dernières années, modifier à trois reprises le droit applicable.

La réforme du code pénal, adoptée en juillet 1992, a ainsi conduit à la création de la faute de mise en danger délibérée.
Quatre ans plus tard, la loi 13 mai du 1996 – la première « loi Fauchon » – est venue inscrire dans le code pénal le principe de l’appréciation « in concreto » de la faute pénale d’imprudence.

Enfin, à nouveau quatre ans plus tard, la loi du 10 juillet 2000 à laquelle a donc été consacré le présent colloque, est venue compléter l’article 121-3 du code pénal, afin de modifier la définition de la faute non intentionnelle en cas de causalité indirecte.

Ce thème est aussi délicat que douloureux, car les juridictions doivent faire œuvre de justice et d’équité à la fois.

Elles doivent répondre à la légitime demande des victimes et de leurs familles, afin d’éviter que d’autres drames similaires ne se reproduisent.

En même temps, elles doivent déterminer de façon juste et précise, les différentes responsabilités pénales et choisir avec discernement les peines appropriées.

Face à ces enjeux, j’ai la profonde conviction que la loi Fauchon est une loi essentielle qui permet d’accroître la sécurité des citoyens, tant dans leur vie quotidienne que face à des nouveaux risques.

Elle a abouti à une définition équilibrée de la responsabilité pénale, ce qui était à l’époque une véritable gageure.

S’il doit y avoir des modifications, elles ne devraient concerner que certaines conditions de son application et non pas l’esprit ou la lettre de son régime.

I - Les objectifs de la loi Fauchon sont plus que jamais adaptés à l’évolution de notre société.

C’est une loi qui garantit la sécurité des citoyens dans leur vie quotidienne.

Je voudrais prendre l’exemple des transports pour illustrer mon propos.
Dans la plupart des cas, en matière de sécurité routière, le lien de causalité est direct. Tel est le cas lorsque l’auteur d’un accident conduit en état d’ébriété.

En revanche, dans les affaires plus complexes, le juge avait de grandes difficultés à déterminer les responsabilités de chacun.

Je pense, par exemple, à une entreprise de transport ne procédant pas à la révision régulière de ses véhicules, ce qui entraînait indirectement des accidents.

Cette loi préserve également les citoyens des nouveaux risques sociaux, sanitaires ou environnementaux.

Elle a déjà permis, par exemple, la mise en cause d’un chef d’entreprise qui avait poursuivit de manière illicite une exploitation d’hydrocarbures et de produits dangereux, entraînant un incendie mortel. Sa faute caractérisée avait entrainé une condamnation pénale malgré le caractère indirect du lien de causalité.

C’est donc les victimes qui sont les premières bénéficiaires de cette loi. En effet, elles peuvent plus facilement obtenir des indemnisations à la hauteur de leur préjudice.

II - Le régime de responsabilité est équilibré.

Cette loi a été présentée par certains comme étant uniquement destinée à empêcher la mise en cause des élus et des cadres, souvent définis sous l’appellation générique de « décideurs publics ».

D’autres ont considéré qu’elle maintenait une pénalisation excessive de faits qui ne devraient pas relever du droit pénal.

Ces deux affirmations contradictoires me semblent l’une et l’autre erronées.

Je voudrais d’abord insister sur le fait que les modifications de l’article 121-3 du code pénal touchent aux principes généraux de la responsabilité pénale et ont donc une portée générale.

Cela veut dire, en termes simples, qu’ils s’appliquent à l’ensemble des justiciables et pas seulement aux décideurs publics.

Par ailleurs, ces dispositions concernent l’ensemble des infractions d’imprudence, comme par exemple les délits de pollution et pas seulement les homicides ou les blessures involontaires.

En n’instituant pas de règles spécifiques à telle ou telle catégorie de personne, le législateur a parfaitement respecté le principe démocratique d’égalité des citoyens devant la loi.

Pour autant, la loi Fauchon ne contribue pas à une pénalisation excessive et inéquitable de faits non intentionnels.

La loi du 10 juillet 2000 tend au contraire à trouver un juste équilibre entre la nécessaire sanction et la pénalisation excessive qui déresponsabilise et porte ainsi atteinte aux droits des victimes.

Le législateur a ainsi entendu éviter que puissent être prononcées des condamnations injustes, ce qui fut le cas par le passé, dans tous les domaines et pas seulement en ce qui concerne les élus ou les fonctionnaires.

A cette fin, l’article 121-3 du code pénal distingue logiquement selon qu’un comportement a été la cause directe ou indirecte d’un dommage pour exiger dans le second cas une faute pénale d’imprudence plus significative que les simples « poussières de faute », pour reprendre une expression doctrinale célèbre, qui suffisaient par le passé pour prononcer une peine.

Souvenons-nous par exemple de l’affaire des buts de football.

La Cour de cassation, dans un arrêt du 04 juin 2002, a justifié la relaxe d’un maire poursuivi pour homicide involontaire pour avoir laissé à la portée du public, sur un terrain municipal, des cages de buts non conformes aux exigences de sécurité. Celui-ci n’était, en effet, pas informé du risque auquel étaient exposés les utilisateurs éventuels. Un élu local ne peut pas être pénalement responsable de tous les accidents survenus dans sa commune.

En revanche, un autre maire a été déclaré coupable d’homicide involontaire au préjudice d’un enfant de 7 ans décédé à la suite d’un accident survenu sur une aire communale de jeux. En effet, cet élu «connaissait la dangerosité de cette installation et disposait des moyens et de l’autorité nécessaires pour prévenir le dommage ».

En omettant de prendre les mesures utiles pour faire enlever l’élément de jeu à l’origine de l’accident, il a commis une faute caractérisée exposant autrui à un risque d’une particulière gravité.

Il me paraît important de préciser que les faits, objet de la condamnation, sont antérieurs à la loi du 10 juillet 2000.

Pourtant, la Cour de cassation a renvoyé après sanction, devant une autre juridiction de jugement pour que soit recherché s’il y avait dans cette affaire la faute caractérisée exigée par la loi Fauchon.
Ainsi que vous le savez, une telle faute n’est toutefois exigée qu’à l’égard des personnes physiques, mais non des personnes morales, dont le régime est à cet égard plus rigoureux.

Ces dispositions sont ainsi cohérentes et équilibrées, même s’il peut être fait une observation – qui a peut-être été développée lors du colloque – concernant leur application dans le temps.

En effet, la responsabilité pénale des personnes morales n’existe que depuis le 1er mars 1994, et elle n’a été généralisée qu’au début de cette année.

Depuis l’entrée en vigueur de cette loi, on observe d’ailleurs que dans certaines affaires, des décideurs publics ou privés n’ont pas été condamnés pour des faits d’imprudence, alors qu’ils l’auraient été sous l’empire des anciens textes.

Mais on constate surtout que dans de nombreux cas, des décideurs publics ou privés – et notamment des maires - continuent d’être jugés pénalement responsables d’accidents mortels ou corporels, et d’être condamnés pour ces faits.

Il n’existe donc aucune impunité, comme certains le craignaient.

La pratique montre que des personnes dont le comportement a causé directement un dommage sont, selon les circonstances – appréciées in concreto – soit condamnées, soit relaxées, et qu’il en est de même pour les personnes ayant causé indirectement un dommage.

Il n’y a pas plus de responsabilité automatique du « collaborateur d’exécution», qu’il n’y a d’irresponsabilité automatique du « décideur ».

Il y a simplement une appréciation plus fine et plus équitable des responsabilités.

A cet égard, le jugement rendu le 27 juillet 2005 par le tribunal correctionnel de Bonneville, lors du procès du tunnel du Mont Blanc, est un exemple particulièrement significatif.

Dans cette affaire, après avoir fait une application scrupuleuse des dispositions de la loi du 10 juillet 2000, le tribunal a en effet relaxé 3 personnes et en a condamné 13 autres, dont 10 personnes physiques et 3 personnes morales.

Les personnes physiques condamnées étaient selon les cas considérées comme ayant causé directement ou indirectement le dommage, et la nature de leur faute a été appréciée en conséquence.

Seuls deux condamnés ont formé appel.

J’ajoute que l’organisation de ce procès d’une particulière ampleur au regard du nombre des victimes, en dépit de la charge de travail extraordinaire qui en est résulté pour le tribunal de Bonneville, a été en tout point exemplaire, afin de respecter au mieux l’accueil des parties civiles et l’exercice de leurs droits, ainsi que, de façon générale, l’exercice des droits de la défense des prévenus.

Le ministère de la justice a, évidemment, veillé à ce qu’il puisse en être ainsi, et il veille à ce que des organisations similaires puissent être mises en place pour des procès de même nature.

III. Je voudrais enfin évoquer avec vous les perspectives de ce régime de responsabilité pénale.

Je l’ai dit à l’occasion de mon audition devant les commissions parlementaires sur l’amiante : le ministère de la justice n’entend pas modifier les dispositions de l’article 121-3 du code pénal.

Le risque est, en effet, de remettre en cause un équilibre délicat, voulu par le législateur, à la suite d’une réflexion approfondie et qui apparaît de nature à concilier les différents objectifs recherchés.

Ce texte doit ainsi continuer d’être appliqué par les juridictions sous le contrôle de la Cour de cassation.

Pour autant, certaines pistes auxquelles réfléchit la Chancellerie, et qui ont pu être évoquées lors de ce colloque, méritent d’être envisagées.

La première piste d’évolution possible est liée à la question de la responsabilité pénale des personnes morales.

C’est à la date du 1er janvier 2006 qu’est entré en vigueur la généralisation de cette responsabilité pénale pour des délits non intentionnels.

Je viens d’ailleurs d’adresser, le 13 février dernier, aux juridictions, une circulaire précisant les effets de la généralisation de cette responsabilité. Je leur ai demandé expressément que la responsabilité d’une personne morale puisse être recherchée du fait de la loi du 10 juillet 2000, dans le cas où aucune personne physique ne serait pénalement responsable.

Cependant, en l’état des textes, les délits pour lesquelles la responsabilité pénale des personnes morales est encourue du fait de cette généralisation ne peuvent donner lieu qu’à une peine d’amende.

Je souhaite qu’il soit possible d’appliquer aux personnes morales certaines des peines complémentaires encourues par les personnes physiques pour une infraction déterminée. Je pense, par exemple, à l’exclusion de la capacité à concourir pour des marchés publics pendant 5 ans. Cela renforcerait concrètement la cohérence et l’efficacité de la répression.

La deuxième piste de réflexion concerne la question des peines encourues, qu’il s’agisse des personnes physiques ou morales, en répression d’infractions non intentionnelles.

Une amélioration de la réponse pénale en la matière pourrait consister à revoir les dispositions des articles 132-66 et suivants du code pénal relatives à l’ajournement avec injonction.

Bien que créées par le nouveau code pénal en 1992, ces dispositions constituent en effet pour l’instant un « cadre vide », quasiment inemployé par les juridictions, car elles exigent que des lois spéciales autorisent le juge à prononcer une injonction, ce qui n’est le cas qu’en matière d’environnement.

En réalité, à chaque fois qu’une infraction portant atteinte à la personne a été commise par la violation d’obligations particulières prévues par la loi ou les règlements, il serait logique de permettre aux juges d’enjoindre au condamné, dont le prononcé de la peine a été ajourné, de se mettre en conformité avec ces obligations. Une entreprise ayant été condamnée du fait de son manquement à une obligation de sécurité pourrait ainsi se voir enjoindre de se remettre aux normes.

Enfin, une dernière piste peut être explorée, afin de favoriser l’indemnisation des victimes par le juge pénal.

L’article 470-1 du code de procédure pénale ne permet en effet l’indemnisation d’un dommage créé par une infraction non intentionnelle que si les poursuites ont été engagées par le parquet ou s’il y a eu renvoi ordonné par le juge d’instruction.

Il pourrait être opportun que, si le parquet donne son accord, alors même qu’il n’est pas à l’origine des poursuites, une telle indemnisation soit possible, évitant ainsi à la victime de faire un nouveau procès devant les juridictions civiles. Une telle disposition améliorerait concrètement la situation des victimes, sans pour autant modifier l’équilibre de la loi Fauchon.

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Voici ce qu’il m’apparaissait utile de vous indiquer aujourd’hui. Mes services et moi-même en tiendront évidemment le plus grand compte pour examiner, sans préjudice des pistes que je viens d’évoquer, les éventuelles améliorations de notre droit et de nos pratiques judiciaires que vous avez pu soulever.

Je voudrais terminer en résumant en quelques phrases le sens de mes propos.

Parce qu’elle concerne des questions délicates et éminemment douloureuses, la loi du 10 juillet 2000 a suscité et continuera de susciter de légitimes interrogations et elle impose à tous un devoir permanent de vigilance.

Je suis cependant persuadé qu’elle constitue un outil juridique approprié pour permettre aux juridictions de déterminer de façon juste, équitable et équilibrée, les responsabilités pénales en cas d’infractions non intentionnelles, et donc de mieux juger.

Mais en tout état cause, c’est au juge qu’il appartient, en conscience, avec humilité et humanité, d’appliquer ces règles dans les meilleures conditions possibles, afin de concilier les intérêts des personnes poursuivies, les intérêts de la société et les intérêts des victimes.

Je vous remercie.