Prestation de serment des auditeurs de justice à l'ENM

Publié le 03 février 2017

Discours de Monsieur Jean-Jacques URVOAS, garde des sceaux, ministre de la justice

Discours de Monsieur Jean-Jacques URVOAS, garde des sceaux, ministre de la justice, Prestation de serment des auditeurs de justice, élèves magistrats à l'école nationale de la magistrature – vendredi 3 février 2017

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Seul le prononcé fait foi

Mesdames Messieurs les Parlementaires,

Monsieur le Premier Président de la Cour de cassation,

Monsieur le Procureur général près ladite Cour,

Monsieur le Premier Président,

Madame la Procureure générale de la Cour d’appel de Bordeaux,

Monsieur le Directeur de l’Ecole Nationale de la Magistrature,

Mesdames, messieurs les auditeurs de justice,

Depuis plus d’un an, on me parle de vous.

Et régulièrement les quotidiens régionaux vous consacrent des articles.

Jugez-en : le service de presse du ministère a recensé 225 articles de presse relatant les audiences solennelles de rentrée des différentes juridictions.

Et dans ¼ d’entre eux, le titre comporte le terme « effectifs » souvent accompagné de « pénurie », ou de « manque » ou encore de « espéré »….

L’an passé déjà, à la même période, dans toutes les juridictions en métropole comme dans les Outre-mer, vos prédécesseurs étaient réclamés à corps et à cris.

Et il y a, à cela, une raison navrante : rares sont les juridictions dont les effectifs sont au complet.

En effet, sur l’ensemble du territoire national, il manque 474 magistrats.

Ces carences ne doivent rien au hasard, elles découlent de choix malthusiens faits il y a quelques années.

La promotion 2009 accueillait 137 auditeurs, celle de 2010 : 135 et celle de 2011 : 138.

Je suis donc fier d’appartenir à une majorité, qui a fait un choix aussi inverse que clair :

Celui d’agir pour que la Justice puisse être dotée des effectifs indispensables.

L’an dernier, ils étaient 366 à prêter serment, dans ces mêmes lieux, devant le chef de l’Etat.

Et aujourd’hui vous êtes 326, et encore vous devriez être 342 !

ÄMais plusieurs d’entre vous bénéficient d’une scolarité réduite, et l’une de vos collègues attend un heureux événement !

Vous êtes la seconde plus importante promotion depuis les années 1990.

Nous dépassons ainsi très largement les recrutements – pourtant conséquents - des années 1970-80.

Sur la législature, 2 282 nouveaux magistrats seront passés par cette Ecole,

Ä Ils n’étaient que 928 durant les cinq années qui ont précédé.

Mais tous n’ont pas encore rejoint les juridictions, si bien que la situation ne se résorbe que lentement.

Le solde entre le nombre de magistrats entrant dans la carrière et ceux qui la terminent ne se comble que très progressivement et depuis peu.

Ce solde fut systématiquement négatif entre 2011 et 2014 (-92 en 2011).

Il n’est redevenu positif que depuis 2015 : + 30, puis + 94 en 2016.

Cette année, nous prévoyons qu’il sera largement supérieur : + 130.

Si dans les prochaines années, cet effort est prolongé, la législature qui s’annonce verra donc la fin de ces vacances terriblement préjudiciables à l’institution judiciaire.

Comme dirait Jean Monnet, « je ne suis pas optimiste sur tout, mais je suis déterminé sur l’essentiel ».

Mesdames et messieurs les auditeurs de justice,

Dans 31 mois, une fois votre « permis de juger » acquis, votre carrière vous confrontera à – au moins – trois défis.

D’abord, celui de l’internationalisation du droit.

Suivant celle des marchandises, des hommes et des idées, la libre circulation du droit est un fait de notre époque.

Les jurisprudences des juridictions nationales et internationales se confrontent parfois.

Elles établissent entre elles un dialogue souvent constructif, créant ainsi un mouvement permanent, qui trouve son équilibre, tel un mobile de Calder.

Ensuite, il y aura le défi de l’évolution des méthodes de travail, à laquelle l’Ecole va vous préparer.

Songez qu’il y a 20 ans, les juridictions découvraient l’informatique.

Vos prédécesseurs d’alors rédigeaient leurs décisions sur des feuilles qui étaient ensuite dactylographiées.

Heureusement, la Justice est de plein pied entrée dans l’ère de la numérisation, de la communication électronique et des outils d’aide au travail du magistrat.

Mais les organisations évoluent également.

Au mouvement de développement du juge unique qui a marqué la fin du 20ème siècle va succéder celui de la création d’équipes autour du magistrat : assistant de justice, greffier assistant du magistrat, juriste-assistant.

Le travail du juge, sa place au sein de l’organisation judiciaire sont ainsi conviés à un changement de paradigme.

Et je ne boude pas ma fierté d’y avoir, un peu, contribué.

Et enfin, il y aura le défi de l’open data.

La loi pour une République numérique a posé le principe de la diffusion la plus large possible de l’ensemble de la jurisprudence judiciaire, comme administrative.

Cette perspective constitue certainement l’aube d’une révolution copernicienne pour les futurs juges et procureurs que vous êtes.

Monsieur le premier président LOUVEL l’a bien compris, puisqu’il a engagé une réflexion sur ce sujet, dès son arrivée à la tête de la Cour de cassation.

Mesdames et messieurs,

La judiciarisation de notre société, ce dernier quart de siècle, témoigne d’un besoin de justice quasi infini.

Dans un monde où, les régulations idéologiques ou morales sont en déclin, le recours au juge se renforce.

Le hasard est devenu étranger à nos concitoyens.

Et « responsable » est l’un mot clé du droit contemporain.

Au moindre incident domestique, au plus petit préjudice commercial, on pense immédiatement  défaut de fabrication ou vice caché.

On ne maudit plus le ciel, on cherche un avocat, c’est plus sûr !

Ä Et charge à la Justice de confondre, à tout prix, le « responsable ».

Je ne partage pas le jugement lapidaire de Pascal BRUCKNER qui voit dans le citoyen « un vieux poupon geignard flanqué d’un avocat » mais de fait, il peut arriver au justiciable de confondre le prétoire avec la salle des urgences.

Le sentiment d’être titulaire de droits, mais libéré de tout devoir, favorise ainsi les conflits qui surchargent les rôles des tribunaux civils et correctionnels.

Il vous faudra pourtant répondre à ces attentes et votre tâche ne sera ni simple, ni confortable, car juger n’est pas un don.

Juger n’est pas un honneur, mais une charge, pas une source de gloire, mais une exigence d’humilité permanente.

Comme le dit Pierre DRAI, qui fut premier président de la Cour de Cassation «  Dans un monde bouleversé, déchiré, confronté à toutes les violences physiques et morales, et souvent impitoyable, le juge doit inspirer confiance et être, pour chacun de nos concitoyens, un recours et une source d’espérance» .

D’autant que, fils naturels de CHICANEAU, [ce personnage des Plaideurs de Racine] et de Bernadette SOUBIROUS, nos concitoyens attendront parfois de vous des miracles.

Au civil, ils espèreront souvent la rentabilité, et au pénal, ils s’attendront à l’impunité.

Chacun s’estime, en effet, titulaire d’un nouveau droit : celui de ne pas avoir tort !

Celui qui perd son procès n’est pas satisfait, et celui qui le gagne ne l’est guère davantage.

Ce dernier reproche au tribunal de n’avoir pas condamné plus sévèrement son adversaire, et le premier suspecte son juge de tous les défauts.

Mais juger, c’est choisir, ce qui exige de la conscience, de la compétence et du temps.

La conscience naîtra de la confrontation la plus difficile : celle qui oppose le magistrat à lui-même.

C’est Pierre TRUCHE qui fut Procureur général près la Cour de cassation puis Premier Président de la Cour de cassation et à qui je remettais la semaine passée, les insignes de Grand-Croix de la Légion d’Honneur me confiait.

«  Toute ma vie durant, je me suis méfié de mes dépendances ».

Il ne faut, en effet, pas réduire le débat sur l’indépendance du magistrat à sa relation avec le pouvoir exécutif.

Citoyen à part entière, le juge exerce ses fonctions avec la personnalité qui lui est propre et donc avec ses convictions, sa sensibilité, son vécu, ses expériences passées.

Pour être indépendant, il doit donc se méfier de lui-même comme des autres.

L’impartialité, composante de l’indépendance, est au prix de cette méfiance.

Elle entraîne le magistrat dans un difficile combat où il doit dominer ses émotions et avoir d’autres références que ses propres valeurs, celles qui sont souvent le fruit de son éducation.

Une justice désincarnée est peut-être souhaitable mais je doute qu’elle soit possible.

Ä Je préfère l’homme et ses incertitudes aux implacables mécaniques de Kafka.

Olivier LEURENT vous l’a dit lundi dernier en vous accueillant : l’enseignement dispensé à l’ENM vous aidera ; et petit à petit, la compétence naîtra.

Disant cela, je ne fais que vous livrer le produit de mes observations car j’ai maintes fois constaté que l’on n’emprunte pas par hasard le chemin sur lequel vous vous engagez aujourd’hui.

Dès les prochains jours, contrairement à l’image symbolique qui représente la Justice les yeux bandés, vous allez garder, fort heureusement, les vôtres ouverts sur tous les métiers qui concourent à l’œuvre de justice.

Au demeurant, durant votre carrière, vous pourrez rejoindre l’un d’entre eux.

Il y a aujourd’hui, près de 300 magistrats ayant prêté le même serment que vous qui ne sont actuellement pas dans une juridiction.

Ils sont dans une ambassade, maîtres des requêtes au Conseil d’Etat, sous-préfets, détachés dans une administration, experts dans une institution européenne ou secrétaires généraux d’une autorité administrative indépendante.

Cette mobilité statutaire est essentielle à la respiration des hauts-corps de l’Etat et garantit une irrigation du droit dans bien des sphères.

Au fil des semaines, vous allez apprendre les procédures et découvrir, que même lorsqu’on en joue, elles sont l’alliée de la liberté.

Le juriste allemand JHERING écrivait : « Ennemie jurée de l’arbitraire, la forme est la sœur jumelle de la liberté ».

Sans formalisme, le procès deviendrait un champ clos où tous les coups seraient permis.

Vous allez comprendre pourquoi le tribunal – même avec des moyens substantiels – ne peut pas résoudre les conflits au présent.

Que si le juge et le justiciable ne vivent pas au même rythme, c’est parce que le premier a besoin de la maturation, quand le second n’est qu’impatience.

Mais juger au jugé n’est pas juger.

Seul le temps permet une maturation de l’affaire dans l’esprit même des plaideurs.

L’agressivité initiale s’apaise.

Le conflit est vécu sur un mode moins passionnel qui facilite l’acceptation d’une décision qui aurait pu paraitre inéquitable si elle était intervenue dans l’instant.

Vous allez enfin mesurer la complexité de la relation du juge au droit et à la loi.

Dans notre pays, le droit est raconté par la loi et la loi est le tout du droit.

Comme l’enseignait Jean Foyer « l’héritage révolutionnaire, c’est l’affirmation de la souveraineté de la loi et de la soumission du juge à la loi ».

Mais chacun sait que cela n’empêche pas le juge d’adapter le droit, voire de le créer.

Ceux qui interprétèrent l’alinéa premier de l’article 1384 du Code Civil pour en tirer le principe de la responsabilité du fait des choses, se servirent audacieusement de cet article, afin que le droit progresse.

Mais alors rôde un danger.

La tentation, qui peut venir au juge de se placer au-dessus de la loi, parce que, précisément, la loi a perdu sa puissance, son rayonnement de souveraineté.

Il y a un risque que la loi devienne l’instrument du juge.

Et le moment pourrait arriver, pour reprendre l’avertissement du professeur Berthold GOLDMAN, où la loi du juge deviendrait supérieure au droit, où celui-ci déciderait que le droit lui appartient.

La place importante réservée à l’éthique et à la déontologie, dans l’enseignement dispensé par l’ENM, contribuera à vous permettre d’éviter ces périls.

Ils vous guideront pour trouver des réponses, qui, peut-être, seront proches d’une éthique de la responsabilité dans laquelle pourraient s’entremêler :

-      Le respect de la Loi, de la hiérarchie des normes, des droits fondamentaux de la personne humaine,

-      Le sens de l’écoute, la culture de la méfiance à l’égard de toutes les influences,

-      Le pragmatisme prudentiel,

-      Sans omettre un certain art de la pédagogie, sans laquelle aujourd’hui, nulle autorité ne parvient à se faire accepter.

Certes, le juge en démocratie ne peut, ni ne doit rendre compte de sa décision puisque ce sont les voies de recours et les procédures de révision qui peuvent en modifier la teneur ou la portée, parfois même corriger les erreurs.

Mais la motivation de ses décisions constitue l’expression naturelle du magistrat et son autorité découlera de sa clarté, autant que de sa force de conviction.

Tous ces atouts, vous allez les forger à l’ENM.

Ils vous permettront d’assumer le double devoir du juge celui du respect de la règle de droit qui enserre son action et celui des égards dus à l’homme auquel il s’adresse et qu’il juge.

Une belle et complexe alchimie toute entière au service du justiciable. 

Un ciment de nature à contribuer à la légitimité du service public de la Justice, cœur du pacte social.

Permettez-moi, à ce stade, d’avoir une pensée particulière envers vos collègues magistrats turcs, dont un certain nombre font l’objet d’une répression.

C’est, pour nous, une source d’inquiétude, que la France relaie en permanence auprès des autorités  d’Ankara.

Quand la Justice est ébranlée, lorsque l’Etat de droit faillit, c’est toute la démocratie qui recule.

Mesdames et Messieurs les auditeurs de Justice,

Je veux souhaiter saluer vos parents et vos familles que nous allons très vite retrouver dans les locaux de l’école.

Ils sont aussi émus que vous, fiers de vous voir entamer une carrière que vous avez choisie.

On me dit même que les ventes de kleenex connaissent à Bordeaux un bond tous les ans à la même période…

Ils ont raison et je vous renouvelle mes félicitations pour votre succès au concours.

Sa préparation fut la concrétisation d’une vocation souvent ancrée de longue date.

Vous y avez consacré de longs et intenses moments de travail.

Vous avez consenti bien des sacrifices, su dépasser les instants de découragement face à la masse de connaissances qu’il vous fallait retenir.

Et sans doute, très légitimement, imaginiez-vous cette prestation de serment comme un aboutissement.

Et pourtant, tout à l’heure, dans les salles de cours, en passant votre robe, entourés de vos nouveaux collègues, vous avez nécessairement ressenti une particulière émotion.

Et vous allez voir que tout à l’heure en sortant de cette Cour, votre pas sera plus grave.

Ce moment est le vôtre, appréciez-le pleinement, vous vous en souviendrez toute votre vie.

Il marque le commencement d’une nouvelle histoire, la vôtre, celle qui va vous lier à l’Etat, dont l’institution judiciaire fait partie, et à la société.

Souvenez-vous des cris du Comte de Monte-Cristo : « Je demande qu’on me donne des juges ; je demande que mon procès soit instruit… des juges, monsieur, je ne demande que des juges, on ne peut pas refuser des juges à un accusé ! ».

Cette prière ne fait pas de vous des dieux ; elle fait de vous des Hommes.

Etre magistrat ce n'est pas seulement une profession, c'est d’abord un état d'esprit et aussi un engagement.

Je vous remercie de votre attention.

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