Seul le prononcé fait foi
Madame l’ambassadrice,
Monsieur le président de l’université,
Monsieur le doyen de la faculté de droit,
Monsieur le procureur de la République,
Mesdames et messieurs,
C’est un honneur pour moi d’ouvrir cette conférence dédiée à la mémoire de Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, deux véritables héros de notre temps.
La belle photo qui illustre votre invitation montre deux hommes souriants, soudés par un même idéal de justice et par une même foi en l’Etat de droit. Elle se superpose tragiquement à d’autres photos : celles d’un cratère de plus de 8 mètres sur presque 100 mètres d’autoroute, celles de voitures éventrées. De véritables images de guerre.
C’est effectivement une guerre que la justice italienne a déclaré à Cosa Nostra au début des années 80, et elle en a payé le prix. Avant Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, d’autres juges et procureurs avaient été assassinés par la mafia sicilienne : Cesare Terranova en 1979, Rocco Chinnici en 1983…
Mais la mémoire de Giovanni Falcone et de Paolo Borsellino est particulière, car leur sont associés les premiers vrais succès de la lutte contre la mafia, et en particulier le maxi-procès de Palerme qui s’achève en 1987 par 360 condamnations dont 19 à perpétuité. Ce procès, conduit par le pool antimafia, démontre pour la première fois que la justice n’est pas impuissante contre Cosa Nostra.
Le procès de Palerme, puis la mort de Giovanni Falcone et de Paolo Borsellino, ont été l’occasion d’une prise de conscience collective : non la mafia n’est pas ce mouvement un peu romantique qu’une littérature complaisante a pu décrire en exaltant son « code de l’honneur ». La mafia c’est le sang, la violence, les rapports de force et de soumission les plus brutaux. La mafia c’est la loi du plus fort érigée en règle absolue, la mort donnée avec cruauté et sans retenue. C’est l’injustice au quotidien, c’est toujours plus de victimes.
Il a fallu à la justice italienne, et aux juges italiens, souvent siciliens d’ailleurs, un courage immense pour oser affronter la mafia. Mais ne nous y trompons pas, leur combat est aussi le nôtre.
La criminalité organisée n’est pas seulement italienne, elle concerne le monde entier et la France n’y échappe pas. La lutte contre la mafia ne s’est pas terminée avec l’arrestation de Toto Riina, le parrain qui a commandité l’attentat contre les juges Falcone et Borsellino. La lutte contre le crime organisé est aujourd’hui un combat quotidien qui se livre au niveau de la planète entière.
Les cartels d’Amérique latine, en lien avec les réseaux criminels européens, utilisent nos mers, nos ports, nos territoires pour acheminer massivement la cocaïne. Les armes et la drogue en provenance d’Afghanistan ou de Colombie, traversent les Balkans où des groupes criminels n’hésitent pas à recourir à la violence la plus extrême, et se retrouvent dans nos villes et dans nos quartiers.
Le 10 mai 2022, Marcelo PECCI, procureur antidrogue du Paraguay était assassiné sur une plage de Colombie.
Plus près de nous, le 6 juillet 2021, le journaliste Peter R. de Vries, était tué au centre d’Amsterdam. Cet assassinat qui a bouleversé les Pays Bas faisait suite à l’assassinat du frère d’un repenti puis de l’avocat de celui-ci en 2019. Ces crimes visaient à empêcher le procès de l’un des principaux importateurs de cocaïne en Europe. En Europe du nord non plus, le crime ne recule devant rien !
Ne soyons pas naïfs, la criminalité organisée est un facteur majeur de destabilisation de nos sociétés et de nos démocraties. Pour la combattre, une mobilisation générale, au niveau national et international est nécessaire… et nous ne sommes pas dépourvu d’armes.
Une lutte efficace contre la criminalité organisée suppose d’abord, au niveau national des équipes dédiées et des méthodes de travail spécifique. A cet égard, l’Italie a évidemment fait figure de pionnière.
A Palerme, puis au niveau national, l’Italie s’est dotée d’équipes dédiées à la lutte contre la mafia. La structuration de ces équipes est l’un des héritages du juge Falcone. Pour ma part, j’ai eu l’honneur de rencontrer à Rome le parquet antimafia, et j’ai pu constater son efficacité et la détermination de ceux qui y travaillent.
Les enquêtes en matière de criminalité organisée exigent des investigations longues et complexes. Inspirée par l’Italie, la France à son tour a créé en 2004, huit juridictions inter-régionales spécialisées (JIRS), compétentes pour traiter les dossiers de grande complexité. Ce dispositif a fait ses preuves, et nous l’avons renforcé par la création de la JUNALCO, la juridiction nationale de lutte contre le crime organisé. Elle regroupe à Paris des procureurs et des juges spécialisés pour traiter des affaires relevant du haut du spectre de la criminalité organisée et revêtant une dimension nationale ou transnationale. Ces structures ont d’ailleurs des accords de coopération étroits avec leurs homologues italiennes.
Un des moyens les plus efficaces de lutter contre la criminalité organisée est de priver celle-ci du produit de ses crimes. Là encore l’Italie a été pionnière. J’ai pu visiter l’année dernière avec un immense intérêt, plusieurs villas, dans la proche banlieue de Rome, confisquées par la Justice à la mafia, et réaffectées à des associations d’intérêt général. En l’occurrence une association accueillant des enfants handicapés était installée dans la belle villa qui abritait autrefois des criminels mafieux. Ce mécanisme, d’une grande intelligence, permet, aux yeux de tous, de rappeler que les criminels n’ont pas le dernier mot. Il permet aussi de restituer à la collectivité le produit du crime. Nous en avons bénéficié en France puisque l’Italie nous a donné un appartement situé dans le centre de Paris confisqué à un groupe criminel. Celui-ci accueille désormais des jeunes femmes qui cherchent à échapper aux réseaux de prostitution.
Inspiré par l’Italie, la France s’est dotée l’année dernière d’un mécanisme comparable. Désormais, les biens confisqués par l’Agence nationale de recouvrement des avoirs confisqués (AGRASC) peuvent être attribuées à des associations et bénéficier ainsi à la collectivité.
Mais les réponses nationales ne peuvent être suffisantes.
Les grands groupes criminels ne connaissent pas les frontières et la mondialisation leur a ouvert des opportunités nouvelles. Alors que la justice s’exerce dans un cadre étatique, seule une coopération internationale fluide tant judiciaire que policière, peut permettre de lutter à armes égales contre la criminalité organisée transnationale.
Au niveau européen aussi, les assassinats des juges Falcone et Borsellino ont réveillé les consciences. Ils ont été à l’origine des progrès considérables réalisés au cours des 30 dernières années pour que les frontières nationales ne soient plus une entrave à la justice.
Ces progrès ont d’abord vu le jour dans un cadre bilatéral dans les années 1990 . Conscient de la nécessité d’une lutte commune contre la criminalité organisée la France et l’Italie ont échangé, dès le milieu des années 90 leurs premiers magistrats de liaison. En 1997, deux centres de coopération policière et douanière s’ouvrent à Vintimille et à Modane. En juin 2005, un protocole a été conclu entre le procureur national antimafia et le directeur des affaires criminelles et des grâces pour favoriser, en amont de toute demande d’entraide, l’échange d’informations entre les autorités judiciaires de nos deux pays….
Depuis, les échanges se multiplient, à travers des rencontres et des formations régulières, pour échanger les expériences et les bonnes pratiques, partager nos analyses stratégiques, et renforcer nos capacités d’action. Il ne s’agit pas en effet uniquement de riposter, il s’agit de prévenir la menace en partageant les informations, de mettre au point de véritables stratégies d’enquête et de consolider les échanges dans le cadre de partenariats étroit.
Je peux le dire aujourd’hui : notre coopération bilatérale avec l’Italie est exemplaire… mais le cadre bilatéral ne suffit pas non plus.
Les progrès les plus visibles de ces dernières années dans la lutte contre la criminalité organisée transnationale sont le fruit du renforcement de la coopération judiciaire au sein de l’Union européenne. Avec la construction de l’espace judiciaire européen, des pas de géants ont été accomplis.
L’adoption du mandat d’arrêt européen en 2002 a mis fin aux procédures d’extradition lentes et laborieuses. Là où 2 ans au moins étaient le plus souvent nécessaires pour remettre une personne d’un Etat à un autre, il ne faut plus aujourd’hui que 3 mois au plus.
C’est, pour les criminels, la certitude d’être poursuivi où qu’ils se trouvent dans l’Union européenne. Je pense par exemple à l’interpellation en 2018 dans un lieu très isolé, à la frontière du Surinam, en Guyane française, d’un membre de la Ndrangheta, mafia calabraise, impliqué dans un important trafic de drogue. Une coopération intense et l’émission d’un mandat d’arrêt européen a permis de le remettre rapidement à l’Italie.
En 20 ans, de la décision d’enquête européenne, à la reconnaissance mutuelle des décisions de confiscation, tout un corpus juridique s’est créé en Europe pour renforcer et accélérer la coopération judiciaire. La création d’Europol et d’Eurojust a aussi été déterminante pour améliorer l’efficacité de la lutte contre la criminalité organisée.
J’en veux pour preuve les récentes affaires Encrochat et Sky ECC, qui ont jeté une lumière crue sur les ramifications européennes de la criminalité organisée.
Grâce à une coopération européenne exemplaire, coordonnée en particulier par Eurojust, l’infiltration par les services de gendarmerie de la messagerie cryptée Encrochat a permis des résultats sans précédents : 60 suspects arrêtés aux Pays Bas, 1200 arrestations au Royaume Uni, 230 en Suède, des dizaines en Espagne et en Norvège. Plusieurs dizaines de tonnes de drogue saisies en Europe, mais aussi la découverte de salles de torture utilisées par les criminels…
L’ampleur sans précédent de tels dossiers illustre à la fois la réalité de la menace et l’absolue nécessité d’une coordination européenne étroite : 40 % des réseaux criminels européens sont actifs dans le trafic de drogue, 60% recourent régulièrement à la violence, et 80% développement leurs activités sous couvert d’activités légales.
Face à ces phénomènes, la mise en commun de nos analyses et de nos informations, tant dans un cadre bilatéral qu’à travers Europol et Eurojust est plus que jamais indispensable.
Comment ne pas citer enfin devant vous le parquet européen qui nous offre un outil précieux et d’une grande efficacité pour poursuivre devant les juridictions nationales les auteurs des infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne : escroquerie à la TVA, blanchiment, corruption, détournement de fonds publics. Ces infractions peuvent être directement liées à la criminalité organisée attirée par les montants considérables des sommes en jeu.
L’Europe est donc très active ces dernières années contre les groupes mafieux et c’est un des héritages des juges Falcone et Borsellino.
Mais au-delà de l’Europe, c’est une mobilisation internationale qui est nécessaire. En Afrique, en Amérique latine, avec le Canada ou les Etats Unis, la France coopère étroitement pour lutter avec plus d’efficacité contre la criminalité organisée. Cet effort doit se poursuivre, en particulier pour faire face à la survenance de menaces émergentes, particulièrement dans le domaine de la cybercriminalité. Le monde fait face à des groupes criminels internationaux particulièrement structurés et déterminés, n’hésitant plus à défier les autorités. Il faut donc nous montrer toujours plus investis, toujours plus solidaires, toujours plus inventifs dans cette guerre quotidienne !
Mesdames et messieurs,
Ne nous y trompons pas. En infiltrant aussi l’économie légale, la criminalité organisée est facteur majeur de déstabilisation de nos sociétés. Les sommes colossales en jeu et la puissance de certains réseaux peuvent, notamment par la corruption et la violence extrême, fragiliser l’Etat de droit et ébranler les systèmes démocratiques.
Le combat de Giovanni FALCONE et de Paolo BORSELLINO est toujours actuel. C’est aussi un combat pour protéger nos démocraties et les valeurs qu’elles portent. Les foules immenses rassemblées dans la cathédrale de Palerme le jour des obsèques de Giovanni Falcone et de Paolo Borsellino pour écouter l’exhortation au sursaut contre la mafia du Cardinal Pappalardo et les témoignages déchirant des femmes de Sicile ne disaient pas autre chose : Lutter contre la mafia, c’est directement protéger la démocratie.
Le meilleur hommage que nous puissions leur rendre est de continuer ce combat.
Je vous remercie.