[Archives] Cérémonie en l’honneur de Jean MOULIN

Publié le 17 mai 2013

Discours de Madame Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice

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Nous allons être ensemble, ici, presque les trois-quarts de la journée à l’occasion de ce Challenge Michelet, qui a été créé par Henry BAILLY, ami d’Edmond MICHELET. Ces deux anciens déportés se sont rencontrés en 1959. Ils ont tous les deux été des résistants. Henry BAILLY a été le secrétaire de la Confédération nationale des Combattants volontaires de la Résistance. Edmond MICHELET a été un résistant, responsable de la région 5 des M.U.R. (Mouvements Unis de la Résistance).

Nous sommes donc ensemble à l’occasion de ce Challenge Michelet, qui mobilise les jeunes, la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ), l’association nationale Edmond MICHELET - Henry BAILLY, le directeur national de la PJJ, des directrices et des directeurs régionaux, tout le personnel de la PJJ, mais également des organisateurs. Ce Challenge, qui existe depuis une quarantaine d’années, associe des partenaires et la Mairie. Istres accueille pour la seconde fois ce Challenge. Plus de 300 jeunes relevant de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, dont certains viennent de pays amis et voisins, comme la Belgique, se retrouvent pendant une semaine pour ces confrontations sportives. Il s’agit de célébrer le plus bel esprit du sport, le fair-play, le dépassement de soi, le respect de l’autre, le partage à travers les activités en équipe. Tout en respectant les autres, l’émulation doit être suffisamment forte pour aller au-delà de ses propres limites. Il s’agit de se rencontrer et de rencontrer d’autres partenaires, d’avoir d’autres expériences et d’être ouvert à d’autres métiers.

Cette année, ce grand challenge a pour thématique, la solidarité et toutes les valeurs qu’elle implique : la cohésion, le souci de l’autre, la conscience que l’on n’est pas seul. Il faut être à la hauteur de sa présence dans la société, de sa présence au monde et être à la hauteur, bien entendu, de sa responsabilité vis-à-vis des autres.

Bien sûr, nous célébrons, ici, les valeurs de la résistance. Nous sommes sous la protection –  j’allais dire – de Jean MOULIN, figure mythique de la résistance intérieure, et de Félix ÉBOUÉ, figure emblématique de la résistance extérieure. Il y a à peine un peu plus d’une semaine, nous avons commémoré la victoire du 8 mai 1945, date à laquelle les armes se sont enfin tues en Europe. Nous avons commémoré la résistance, la lutte pour la liberté, pour l’égalité entre tous les hommes et toutes les femmes, pour la fraternité entre tous. Les valeurs de la République étaient enfin victorieuses de la barbarie, qui a entraîné la France, pendant cinq ans, dans la domination, l’Occupation, la collaboration, l’humiliation, la déportation et l’extermination. Dès les premiers temps de ces années de barbarie, des femmes et des hommes de ce pays ont dit « non ». Dès les premières années, ils se sont organisés, parfois individuellement, parfois avec quelques amis, puis, de plus en plus en réseau au côté du général De GAULLE. Son appel du 18 juin a permis le rassemblement des Français et de tous ceux vivant sur le territoire français et de l’Empire colonial, qui refusaient qu’une nation aussi lumineuse que la France puisse être éteinte sous la barbarie. Des femmes et des hommes se sont rassemblés dans les Forces Françaises Libres au côté du général De GAULLE et dans la résistance intérieure.

Comme ces femmes et ces hommes, Jean MOULIN fait partie de ceux qui ont dit « non » très vite. En 1938, il était le plus jeune préfet de France. Il était le préfet d’Eure-et-Loir. Il a très vite décidé de ne pas se soumettre. Il s’est opposé dès juin 1940. Il a refusé d’obéir aux Allemands. Il a rejoint la résistance. Il a d’ailleurs été révoqué par le gouvernement de Vichy. Il a décidé de rejoindre le général De GAULLE à Londres. Le général De GAULLE lui a confié la mission haute, noble et difficile de rassembler la résistance intérieure. Il s’est attelé à la tâche. Il a effectivement réussi à rassembler les grands mouvements (Combat, Libération et Franc-tireur). Il les a réunis dans ces Mouvements Unis de la Résistance (M.U.R.). Il a fait en sorte que ces rassemblements préfigurent le Conseil national de la Résistance, qu’il sera le premier à présider.

Le ministre des Anciens combattants vient de vous rappeler une date importante, celle du 27 mai 1943, qui caractérise la première réunion du Conseil national de la Résistance (CNR). Ce Conseil national de la Résistance pensera l’après-guerre. Il fera vivre les valeurs de la République. Il décidera de nationaliser l’électricité pour rendre l’énergie accessible dans tous les coins du territoire. Aussi loin que vive un citoyen, même dans un village reculé, il doit pouvoir accéder à l’énergie, à l’électricité au même tarif que celui qui vit dans une très grande ville. Le Conseil national de la Résistance a posé les bases des services publics majeurs, comme l’éducation pour tous. En France, c’était déjà le cas depuis Jules FERRY, et après avec Jean ZAY, mais déjà pensé depuis l’époque de CONDORCET. Le Conseil national de la Résistance fera en sorte que l’ensemble du territoire soit occupé par des services publics mettant à la disposition de chaque citoyen, le savoir, la connaissance par l’éducation, la culture, mais aussi tous les services nécessaires à l’exercice de la citoyenneté, l’énergie, l’eau potable, etc. Le Conseil national de la Résistance a donc été créé à l’initiative de Jean MOULIN avec les autres résistants.

Ils ont donc rejoint le général de GAULLE très tôt. Ils ont très vite compris qu’il fallait s’organiser en réseau pour assurer la communication clandestine, les sabotages nécessaires, l’accompagnement des fugitifs, la protection des enfants juifs. Ces années de barbarie ont été des années d’occupation – je l’ai dit – d’humiliation, de déportation d’enfants juifs, de femmes, d’hommes, de déportation de résistants, de déportation de Tsiganes, de déportation d’homosexuels, de déportation de combattants venant de toute la France et de tout l’Empire colonial, lorsqu’ils étaient faits prisonniers. Ces femmes et ces hommes se sont réunis. Jean MOULIN en est la figure mythique, parce que sa vie trop courte a été émaillée de grands et beaux événements.

Jean MOULIN est arrêté. Il est torturé. Il tente de se suicider en se tranchant la gorge. D’ailleurs, il existe des photos célèbres où nous le voyons avec son écharpe rouge dissimulant la cicatrice de sa gorge. Je le disais, il part à Londres. Il rejoint le général de GAULLE et il assume pleinement la mission, qui lui a été confiée. Il sera arrêté à Caluire par la Gestapo, amené à Paris et torturé. Il est mort dans le train qui le conduira en Allemagne, sans avoir parlé. Il est mort le 8 juillet 1943. Par ses actions et son courage, cette figure mythique de la résistance intérieure a permis à la résistance extérieure d’apporter toute sa part d’efficacité. Cette résistance extérieure avait les mêmes motifs, les mêmes convictions, le même engagement et le même dévouement dans l’action.

Félix ÉBOUÉ est une image mythique et emblématique de cette résistance extérieure. Il est né en Guyane. Il est venu à Paris pour suivre les cours de l’École d’administration coloniale. Dès 1936, il est nommé gouverneur de la Guadeloupe. C’est la première fois qu’un noir, comme on disait à l’époque, comme on l’écrivait, accédait à un poste d’une telle responsabilité. Il trouve une situation difficile. La Guadeloupe est une colonie, à cette époque, où la division par la couleur est forte et nette. Il réussira à établir du lien, du dialogue, une relation entre les habitants de la Guadeloupe. Ensuite, Félix ÉBOUÉ partira en mission en Afrique. Il sera nommé gouverneur. Il se fera remarquer par l’attention qu’il porte aux langues africaines, aux cultures africaines, aux usages et aux modes de vie. Il établit une relation apaisée entre l’administration et les habitants, une relation de justice et une relation de respect. Dès le 18 juin 1940, il fait connaître son adhésion au message du général de GAULLE. En août 1940, déjà, il proclame le ralliement du Tchad à la France Libre. Ce ralliement du Tchad à la France Libre entraînera le ralliement de toutes les autres colonies d’Afrique francophones. Félix ÉBOUÉ accueillera le général de GAULLE à Fort-Lamy, en octobre. À cette occasion, le général de GAULLE en fait le gouverneur général de l’Afrique équatoriale française. Félix ÉBOUÉ fera de l’Afrique équatoriale française, un carrefour géostratégique, le point de départ des premières troupes sous l’autorité des généraux de LARMINAT, KŒNIG et LECLERC. En ralliant le Tchad d’abord, puis toute l’Afrique équatoriale française aux Forces Françaises Libres, il a effectivement apporté une légitimité à la résistance du Général De GAULLE, parce qu’il a apporté un territoire et des troupes.

Félix ÉBOUÉ va résister. D’une certaine façon, il va s’acharner pour faire entendre le message de la résistance. Il aura servi d’exemple à ses propres enfants. Ses fils, Henry et Robert, serviront dans la première défense française libre. Son fils, Charles, servira dans les forces aériennes françaises libres. Sa fille, Ginette, servira parmi les volontaires féminins. Son épouse, Eugénie Tell ÉBOUÉ, est une magnifique figure féminine, dont, d’ailleurs, une classe de collégiens guyanais effectuait récemment une étude. Ils se sont déplacés depuis Saint-Laurent-du-Maroni, en passant par Cayenne, pour venir deux semaines à Paris. Ils ont recherché des archives et des témoins pour étudier la vie et la trajectoire d’Eugénie Tell ÉBOUÉ. Félix ÉBOUÉ ne ménagera pas ses efforts. Il est décédé le 17 mai 1944. Aujourd’hui, c’est un jour anniversaire.

Jean MOULIN et Félix ÉBOUÉ sont des figures magnifiques et sublimes. Je vous invite, vous, les jeunes, à vous plonger dans la vie de ces hommes, mais aussi des autres. Des femmes et des hommes ont eu du courage à 14 ans, à 16 ans, à 18 ans, à 20 ans ! Ils se sont engagés dans la résistance. Ils sont entrés dans la clandestinité. Ils ont distribué des tracts, des journaux, ils ont porté secours. Ils se sont engagés dans les forces secouristes. Ils sont entrés dans les réseaux clandestins. Ils ont lutté. Ils ont refusé la soumission. Ils ont pris des risques sur leur liberté, sur leur vie, pour qu’aujourd’hui nous soyons libres, individuellement, personnellement, collectivement. En tant que génération, nous leur exprimons notre gratitude, notre reconnaissance, notre respect. Aujourd’hui, nous vivons dans un pays libre, dans une République, qui proclame des valeurs de liberté (les libertés individuelles et les libertés publiques) et d’égalité. Nous sommes tous égaux, quelles que soient nos apparences, quels que soient nos âges, quels que soient nos parcours, quels que soient nos accents, quelle que soit notre culture d’origine. Nous sommes égaux parce que nous sommes des citoyens, des citoyennes, des êtres humains. Nous sommes égaux ! Nous sommes solidaires de cette République, de cette Nation, de ce pays. Nous sommes les héritiers de son Histoire, de son patrimoine culturel, intellectuel, philosophique, de ses valeurs. Nous sommes des héritiers, mais nous ne devons pas « consommer ». Nous devons porter, transformer, préserver. Nous devons apporter notre part, en ayant une vie d’intégrité, une vie de rectitude, une vie de courage, une vie de respect vis-à-vis des autres. Nous devons apporter notre part en veillant sur les autres, mais en veillant surtout à ce que les autres n’aient aucune raison de ne plus nous respecter, de douter de nous, de douter de la légitimité de notre place.

Pierre BROSSOLETTE était un grand résistant, lui aussi. Il parlait des résistants en disant qu’ils étaient des soutiers. Un soutier est le matelot d’un navire qui apporte le charbon nécessaire aux chaufferies. Le mot « soutier » est souvent utilisé pour parler d’une personne occupant une fonction subalterne mais indispensable. Les soutiers de la résistance étaient ces femmes et ces hommes anonymes, discrets, mais tellement déterminés, et tellement indispensables à la victoire et à la liberté. Parfois, ils étaient modestes. Parfois, ils étaient aussi de très hautes personnalités. Parfois, ces personnes avaient une situation matérielle très confortable, mais elles étaient attachées à ces valeurs. Ensemble, les plus modestes économiquement et les plus élevés dans la société, ils ont additionné leurs efforts pour contribuer à la libération de ce pays. Ils nous servent d’exemple. Nous ne devons pas nous contenter de contempler ces exemples. Nous devons faire en sorte qu’ils nous inspirent.

Pierre BEAUSOLEIL, encore un grand résistant, disait que nos morts n’attendent pas de nous un sanglot. Ils attendent un élan ! Je vous invite donc à réfléchir. Quel élan pouvons-nous apporter individuellement et collectivement ? Quel élan pouvons-nous apporter pour dire « non », pas seulement par des mots, pas seulement par une émotion profonde, mais par l’exemple de notre vie, par l’exemple de nos vies ? Comment sommes-nous reconnaissants à ces hommes et à ces femmes magnifiques ? En 1937, Félix ÉBOUÉ s’est adressé à des lycéens, en Guadeloupe, à l’occasion d’une remise des prix. Il leur a dit : « Il faut jouer le jeu ». Autrement dit, il faut respecter les règles de la société. Il leur a dit : « Jouer le jeu, c’est être désintéressé. Jouer le jeu, c’est piétiner les préjugés, tous les préjugés, et apprendre à baser l’échelle des valeurs sur les critères de l’esprit. » Je vous remercie.