[Archives] Inauguration de l'exposition sur le capitaine Dreyfus

Publié le 13 juin 2006

Discours de Pascal Clément à l'occasion de l'inauguration de l'exposition au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme

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Madame le Ministre, chère Simone Veil,
Madame et Monsieur les Ambassadeurs,
Madame et Monsieur les Maire d’arrondissement (Pierre Aidenbaum et Dominique Bertinotti),
Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Directeurs,
Monsieur le Premier Président (Vincent Lamanda)
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur le Président du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (Théo Klein),
Madame la directrice du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (Laurence Sigal),
Mesdames et Messieurs,

Je suis heureux d’inaugurer, en votre présence, cette exposition sur le capitaine Dreyfus, figure qui marque l’histoire de notre Pays.

Je voudrais remercier Monsieur le Président et Madame la directrice du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme du travail de mémoire qu’ils effectuent, avec constance et talent, pour préserver les traditions du judaïsme, pour conserver le souvenir des jours fastes et mettre également en lumière les heures sombres. Je crois d’ailleurs savoir que vous proposez aux visiteurs les dessins d’un artiste décédé l’an dernier, Boris Taslitzky. Ces dessins ont un sens, car ils ont été réalisés à Buchenwald, lorsque son auteur se trouvait en déportation. On me dit, mais vous me les montrerez d’ici quelques instants, que ces dessins sont un bel acte de résistance à l’enfer, tout comme les lettres qu’envoyait Dreyfus depuis sa captivité.

Nous fêtons, en effet, cette année le centenaire de la réhabilitation du capitaine Dreyfus, qui intervint par l’arrêt de la Cour de Cassation du 12 juillet 1906. Cet anniversaire est aussi celui d’une victoire.

La victoire d’un homme qui n’a jamais cessé de clamer son innocence, envers et contre tout, et n’a jamais cédé à la tentation de la fatalité.

La victoire de quelques hommes, ceux qui ont toujours cru que la vérité l’emporterait sur la honte d’un jugement tronqué, fondé sur l’antisémitisme.

La victoire des hommes, parce que l’affaire Dreyfus nous concerne tous. Elle met en jeu notre cohésion nationale et les principes qui la font vivre. La France a toujours eu comme volonté d’assurer la coexistence de tous ses enfants par notre pacte républicain, sans exclusive et sans exclusion, et quand la République tolère le racisme ou l’antisémitisme, elle perd son âme.

C’est pourquoi je ne suis pas venu vous parler de la politique de fermeté que je mène en matière de lutte contre le racisme et contre l’antisémitisme, même si ma vigilance en ce domaine est totale. Je suis venu vous parler de l’idée que je me fais de la Justice, une Justice qui protège les innocents, une Justice qui reconnaît ses erreurs. Et, je crois que vous avez eu raison de donner comme titre à cette exposition : Alfred Dreyfus, un combat pour la Justice, car c’est bien de cela dont il s’agit aujourd’hui.

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Alfred Dreyfus est le symbole de toutes les victimes de l’erreur judiciaire mais aussi de la reconnaissance par la Justice de ses responsabilités.

Alfred Dreyfus est, en effet, une victime de l’erreur judiciaire.

Il a été condamné, à deux reprises, par un conseil de guerre, à Paris puis à Rennes. Il a été déporté sur l’Ile du Diable où il a survécu dans des conditions indignes. Il a été privé de sa liberté injustement. Il a vu son honneur bafoué et sali. Il a laissé sa famille dans le dénuement.

L’affaire Dreyfus aurait pu n’être qu’une catastrophe judiciaire, l’emprisonnement d’un innocent. Ce qui la transforme profondément, c’est l’origine du capitaine. Il était juif, donc coupable, donc traître à la France. En cela, le refus de cette condamnation est un symbole universel. Victime d’un système implacable, victime de ses origines, il aurait pu désespérer.

Pourtant, Alfred Dreyfus n’a jamais perdu la confiance. Il a gardé la confiance en lui-même, assuré de son innocence.
Il a conservé sa confiance en la France, malgré les tourments qui lui étaient imposés. Il a conservé sa confiance en la Justice, persuadé qu’elle lui serait un jour rendue.

Car Alfred Dreyfus est surtout la victime de ceux qui ont instrumentalisé la Justice.

L’erreur judiciaire peut n’être qu’un accident. Mais Alfred Dreyfus avait-il la moindre chance face à ceux qui avaient décidé de sa culpabilité ? Face au colonel du Paty qui retrouvait son écriture dans une analyse graphologique hasardeuse. Face au lieutenant colonel Henry qui rédigeait tranquillement chez lui une fausse pièce à convictions.

Il est des catastrophes judiciaires qui ne sont que des manipulations, des successions de fautes, voire une coalition de volontés de nuire.
La protection d’un quelconque corps social au mépris des libertés, que ce soit l’armée ou la Justice, nous est heureusement bien étrangère aujourd’hui.

On peine à croire qu’un tel scandale ait pu être toléré, et même ait pu être convaincant à l’époque. On peine à croire que la Justice puisse être si biaisée parce que l’opinion de quelques-uns tendait à faire condamner celui qui n’avait commis d’autre « crime » que d’être juif. C’était sans compter sur la force de mobilisation de l’opinion publique.

La Justice a su innocenter Dreyfus grâce à la mobilisation acharnée de ses défenseurs

Je vois ici présents les descendants de la famille Dreyfus. Je sais que de tels moments sont pour vous émouvants, à la fois pour l’hommage qui est rendu à votre aïeul, mais il est aussi important de devoir partager son souvenir avec le reste de l’humanité.

La famille du capitaine Dreyfus s’est mobilisée immédiatement pour assurer sa défense. Nul n’ignore, en particulier, le rôle de son frère Matthieu qui démarcha les journalistes susceptibles de l’aider dans cette cause. C’est encore lui qui déposa plainte le 15 novembre 1897, auprès du ministère de la Guerre contre Esterhazy. Celui-ci, protégé par l'État-major, fut présenté le 10 janvier 1898 devant le Conseil de guerre qui l'acquitta le lendemain et fit arrêter le colonel Picquart, comble de l’injustice, sous accusation de faux.

Les intellectuels et les journalistes ont été l’avant-garde de ce combat pour la Justice et la vérité et, n’ont pas hésité à mettre en jeu leur réputation, leurs appuis pour défendre cette simple conviction : un innocent n’a pas sa place en détention. N’oublions pas qu’ils étaient peu nombreux, les Charles Péguy, André Gide, Marcel Proust, Daniel Halévy, Lucien Herr, Emile Zola ou Bernard Lazare à venir renforcer la minuscule équipe qui ne regroupait au début, autour de la famille, que quelques personnes, réunies par le courage ou la générosité.
Il est heureux que d’autres intellectuels, tel Jean-Denis Bredin, continuent à faire perdurer cette mémoire.

Les hommes politiques n’ont pas tous démérité, tel Auguste Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat, Léon Blum, Georges Clemenceau ou Jean Jaurès.

Je voudrais cependant rendre hommage au président Emile Loubet, qui prit, le 19 septembre 1899, la décision de gracier Alfred Dreyfus. Celui-ci voulait bien entendu éviter un troisième procès, éprouvant pour le capitaine, mais l’essentiel n’est pas là. Il est des circonstances où un homme seul, par la nature de ses fonctions, peut décider d’adoucir une peine manifestement inique. On dit parfois que le droit de grâce est une survivance de l’époque monarchique. Je crois plutôt qu’il s’agit d’une réelle compétence républicaine, si elle reste exceptionnelle. Elle permet de mettre en adéquation la volonté du peuple et la rigueur du droit, toujours dans un sens favorable à l’individu.
Prenons garde, dans notre droit d’inventaire, à ne pas se placer dans des situations néfastes pour les libertés elles-mêmes, sous prétexte d’une égalité de traitement, qui n’est ici manifestement pas l’enjeu.

L’office du juge est la recherche de la vérité et l’office du Garde des Sceaux est de donner aux juges les moyens de rechercher sereinement la vérité et de la faire connaître en toute transparence.

Le métier de magistrat est l’un des plus difficiles au monde.

Dans chaque affaire, un magistrat, doit trancher et décider du sort d’un homme ou d’une femme, en toute indépendance. Cette responsabilité est écrasante et peut être bouleversante pour celui qui l’exerce.
L’intime conviction n’est pas une science exacte et ce n’est pas un hasard que, s’il existe depuis Cicéron et Quintillien des traités sur l’art de plaider, il n’en existe pas sur l’art de juger. Même l’appui d’un jury populaire peut conduire parfois à commettre des erreurs. Je crois que les magistrats ont un devoir d’impartialité, mais que nous tous, citoyens, avons aussi un devoir de compréhension.

Hier comme aujourd’hui, j’ai la conviction que la recherche de la vérité doit être transparente, car le secret entretient le soupçon.

La Justice ne doit pas être une institution fermée et opaque sous le prétexte que le délibéré ou l’instruction sont secrets.

La recherche de la vérité se doit d’être publique, non pas pour permettre à l’opinion publique de se faire un avis jour après jour de telle ou telle affaire judiciaire, mais pour donner un sens au principe d’équité. Le respect de ses droits nécessite de connaître son système judiciaire, ses droits et ses devoirs et qu’ils soient effectivement respectés.

C’est le message que j’ai délivré à plusieurs reprises aux magistrats. La Justice doit être pédagogique, elle doit expliquer ses décisions, défendre ses choix devant l’opinion, car la majesté du juge, siégeant en son palais, ne suffit plus depuis longtemps pour faire accepter aux citoyens la légitimité de la sanction ou de la clémence.

J’ai maintenant la mission de réconcilier les Français avec leur Justice.

Une démocratie ne peut fonctionner correctement sans établir une relation de confiance avec sa Justice. Cette relation est aujourd’hui malmenée.

Je m’emploie et je m’emploierai à inventer, avec tous les acteurs concernés, un système judiciaire qui garantisse mieux notre Justice contre les erreurs judiciaires.

Eviter les erreurs judiciaires, c’est avant tout imaginer des dispositions qui assurent mieux la fiabilité des preuves.

C’est pourquoi je souhaite que les gardes à vue soient enregistrées. Seule une preuve tangible des déclarations des personnes placées dans cette situation, c’est-à-dire une trace vidéo, permettra de lever les soupçons pouvant peser sur les enquêteurs.

Eviter les erreurs judiciaires, c’est aussi favoriser le principe du contradictoire, en particulier dans le domaine de l’expertise. L’affaire Dreyfus nous avait déjà montré ce que valaient des expertises rapides et univoques. Aujourd’hui, le juge d’instruction fixe lui-même une mission précise à l’expert. Il faut attendre la remise du rapport pour que les parties puissent demander une contre-expertise. Cette procédure est trop longue, et doit être améliorée, afin de rétablir l’égalité des parties dans la phase de l’instruction et de redonner confiance aux citoyens.

Eviter les erreurs judiciaires, c’est donner la possibilité aux magistrats de travailler en équipe et de pouvoir confronter leur avis avec des magistrats plus expérimentés. C’est pourquoi je crois que la création de pôles de l’instruction transformera la culture judiciaire et sera une garantie pour tous les justiciables.

Eviter les erreurs judiciaires, c’est enfin former des juges au poste auquel ils seront le plus adapté. Je ne peux accepter qu’un magistrat qui aurait failli dans une fonction puisse se retrouver quelques années plus tard dans une situation similaire. Je crois que le Conseil Supérieur de la Magistrature doit avoir la possibilité d’interdire d’exercer les fonctions de juge unique et d’obliger leur exercice en collégialité.

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Mesdames, Messieurs,

Je voudrais retenir trois enseignements de ces propos sur l’erreur judiciaire.

L’erreur judiciaire est un traumatisme, une tache sur la vertu de la justice. Elle se répare, tant bien que mal, par la réhabilitation des victimes et par la réforme. En proclamant publiquement l’innocence de celui qui a été déclaré injustement coupable, l’œuvre de Justice peut trouver en elle le sursaut nécessaire à l’exercice de sa mission. Une justice qui reconnaît ses erreurs c’est une justice qui se grandit et qui regagne la confiance des citoyens.

Je retire, également, comme enseignement, que le crime judiciaire doit être sanctionné. Si l’erreur judiciaire est un accident, un défaut de la raison, le crime judiciaire est par définitation volontaire. Des preuves bâclées, tronquées, manipulées le constituent. Ce fut le cas dans l’affaire Dreyfus.
Ce fut, également, le cas des grands scandales judiciaires qu’a connu l’Angleterre, les Quatre de Guilford ou les Six de Birmingham.

Car, ne croyons pas que le modèle anglo-saxon soit exempt d’erreurs judiciaires, sous le prétexte que la procédure accusatoire respecterait mieux les droits de la défense. Rien n’est plus faux. Je crois plutôt qu’il faut mieux prévenir les fautes et mieux les sanctionner.

Je retiens, enfin, que la mémoire doit être conservée. Je ne suis pas de ceux qui refusent le débat sur la mémoire. C’est en connaissant son histoire qu’un peuple peut l’assumer. L’erreur doit être rappelée pour être évitée.

Chacun d’entre nous participe, aujourd’hui, à ce travail de mémoire, et je tenais à vous en remercier particulièrement.

Cette mémoire, la charge nous revient désormais de la transmettre aux générations futures, ce à quoi contribuera, certainement, votre exposition.

Je vous remercie de votre attention.