[Archives] « Responsabilité et socialisation du risque »

Publié le 01 décembre 2005

Discours lors de la Journée d’étude du Conseil d’Etat : « Responsabilité et socialisation du risque » - Palais d’Iéna

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Mesdames, Messieurs,

Je voudrais en préambule remercier le Conseil d’Etat d’avoir organisé cette journée d’étude et bien avant ce colloque, d’avoir fait la brillante synthèse sur le thème de la socialisation du risque.

Le sujet est d’actualité :
D’une part parce que ces derniers temps, l’ensemble des départements ministériels se sont mobilisés de concert pour faire face à des drames d’ampleur, je pense ainsi à l’accident d’avion qui a si durement endeuillé nos concitoyens martiniquais cet été, ou à des risques majeurs, et comment ne pas penser à celui d’une pandémie de la grippe aviaire.
Un sujet d’actualité d’autre part parce que chacun dans la communauté de juristes que nous sommes, sait bien désormais qu’une refonte du droit de la responsabilité est souhaitable. Le Président de la République l’a appelée de ses voeux, l’Université y a déjà ardemment travaillée. Les importants travaux du Conseil d’Etat qui ont été évoqués tout au long de cette journée constituent, à l’évidence, une contribution majeure à la réforme à venir.

Le Code Napoléon fondait la responsabilité sur la faute, pouvant être imputée à un individu ou à un groupe identifiable. A ce régime s’est ajouté celui du risque, qui plus est d’un risque dont on cerne parfois mal ceux qui le créent.

Il y a un peu plus d’un siècle le droit civil a été marqué par le premier régime notable de la socialisation des risques, je veux parler naturellement de la loi de 1898 sur les accidents du travail.

Peut-être les gardiens du droit civil n’ont-ils pas perçu à l’époque que, loin d’être un avatar particulier dans l’évolution de notre droit, ce régime dérogatoire serait le premier d’une série qui n’a cessé de croître jusqu’à ces dernières années. A tel point que, de particulier, ce régime est peu à peu devenu une sorte de nouveau droit commun de la responsabilité. Hélas, en échappant au traditionnel droit des obligations, ce droit n’a pas su retrouver un ordonnancement aussi rigoureux que celui du code de 1804.

Puisque les travaux d’une réécriture du droit des contrats et de la responsabilité sont désormais à l’ordre du jour, il convient de tout mettre en œuvre pour retrouver une unité et un socle commun au droit de la responsabilité. Pour ce faire, il nous faudra bien naturellement intégrer les acquis de la socialisation des risques, tout en corrigeant les travers que l’élaboration de ce droit par à-coups a fait naître.

Je voudrais rapidement vous faire part des principales corrections auxquelles il nous faudra procéder à cet égard avant de vous exposer les travaux sur lesquels je vais centrer mon action ministérielle en vue de redonner une première cohérence au droit de la responsabilité.

I – Les limites de la socialisation des risques

Le 25 octobre dernier, le Vice-Président Renaud Denoix de Saint-Marc a prononcé une allocution sous la coupole de l’Institut de France lors de la rentrée solennelle des cinq Académies. Il était délégué à cet effet par l’Académie des sciences morales et politiques, dont il est comme chacun sait un membre éminent. Evoquant la vertu du courage de l’homme d’Etat, il a appelé à promouvoir « une société de responsabilité » par ces mots qu’il ne me reprochera pas, je l’espère, de reprendre :
« L’Etat ne saurait être l’assureur de tous les risques auxquels la population est exposée. Non seulement le coût pour la collectivité en serait écrasant mais encore est-il nécessaire que les auteurs potentiels de dommages comme les victimes éventuelles conservent le sens de leur responsabilité dans la prévention, la survenance et la réparation des dommages. »

Puisque je le cite en exergue de mes propos, il est inutile de souligner combien je souscris à cette pensée.

Je crois en effet que l’Etat doit exercer la plénitude de ses fonctions mais qu’il n’entre pas dans celles-ci d’être l’assureur universel de nos concitoyens. Peut-être ces dernières années sommes-nous parvenus au maximum de ses capacités de garantie.

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Prenons un domaine majeur de l’évolution récente du droit de la responsabilité : le risque médical. A la fin de la précédente législature, une loi du 4 mars 2002 a proclamé concomitamment le principe de la responsabilité médicale pour faute et l’indemnisation de l’aléa thérapeutique aux frais de la collectivité. Loin de moi de vouloir nier les acquis de cette loi. Elle procède d’un aboutissement réfléchi d’une jurisprudence antérieure, notamment celle du Conseil d’Etat dont chacun sait combien elle a été déterminante en la matière. Ne rentrons pas de nouveau dans les très riches raisonnements qui ont présidé à son élaboration mais envisageons-la depuis l’étranger.

Dans combien de pays du globe peut-on parler sans provocation du droit à l’indemnisation de l’aléa thérapeutique ? Dans combien peut-on prétendre au droit à la santé ?
A l’évidence, vu sous cet angle, l’on se rend compte que débattre de l’aléa thérapeutique est en soi un privilège.

Le fait d’être indemnisé d’un aléa thérapeutique qui, par essence, ne procède d’aucune faute, suppose d’avoir déjà eu la chance d’être soigné selon les règles de l’art. De fait, ils sont nombreux les pays du monde où l’on voudrait simplement avoir cette chance et où il serait incongru de demander à la société des comptes de l’aléa et de la fatalité.

Ainsi, alors que l’on connaît les rigueurs auxquelles le Gouvernement s’astreint pour juguler le déficit de la branche assurance-maladie, la société continue cependant d’indemniser intégralement ce qui ne procède que du sort.
Je ne peux que m’en réjouir mais je crois très profondément que nous sommes parvenus à l’extrémité d’un processus de socialisation du risque. Au demeurant, que pourrait-on indemniser de plus que l’aléa ?

Nous ne sommes pas dans l’excès et il faut nous en garder. En matière de responsabilité civile comme en toute autre, le mieux est l’ennemi du bien.

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Gardons-nous également de croire que les fonds, qu’ils soient de garantie ou d’indemnisation, seront à l’avenir la réponse adaptée à tout nouveau risque sériel.

Car il ne faut pas oublier qu’en répondant à une catégorie de dommages, le fonds en exclut d’autres. Ainsi je suis bien conscient que la création d’un fonds pour les victimes du sida à la suite d’une transfusion sanguine a pu être ressentie comme inégalitaire par celles de l’hépatite C. Mais étendrait-on les compétences du fonds prévu qu’il n’en demeurerait pas moins que d’autres catégories de victimes en resteraient exclues.

Les fonds d’indemnisation sont ainsi devenus au fil du temps partie intégrante du paysage juridique français. S’ils correspondent à chaque fois à une nette amélioration de la situation des victimes qu’ils concernent, ils participent aussi du morcellement du droit de la responsabilité que deux siècles d’évolution ont déjà mis à rude épreuve.

II–Vers un renouveau du droit
de la responsabilité

Il est ainsi devenu inévitable d’apporter bon ordre à ce droit devenu méconnaissable au regard de la logique de ses principes d’origine.

C’est l’objet d’un travail universitaire de grande ampleur auquel je souhaite rendre un vif hommage.

Mais c’est également, quoique sur le champ plus restreint de la réparation du dommage corporel, l’objet des travaux engagés par la Chancellerie.

Les projets de refonte du droit des obligations

Je l’ai évoqué au début de mes propos : la réforme du droit des obligations ne correspond pas à mon seul souhait. La Président de la République l’a lui-même demandée à l’occasion de la célébration du bicentenaire du code civil.

Au mois de septembre dernier, le Professeur CATALA m’a remis un rapport accompagné de propositions qui couvrent tant le droit des contrats et de la responsabilité que celui de la prescription. C’est l’œuvre de plus de trente professeurs de droit et comme j’ai eu l’occasion de le dire à ses auteurs, elle témoigne à elle seule de la densité et de la productivité de la pensée juridique française.

J’ai aussitôt tenu à en assurer la plus large diffusion et l’ai adressée à nombre des acteurs de la vie économique, sociale et juridique afin de recueillir les observations qu’elle appelle de leur part.

En particulier, ce rapport est porteur, en matière de responsabilité civile, de cette œuvre d’unification et de rénovation que j’appelle de mes vœux.

Unification d’abord et je ne prendrai qu’un exemple : la proposition tendant à créer une responsabilité de plein droit pour l’exploitant d’une activité anormalement dangereuse.

Si nombreux que soient devenus les régimes de responsabilité objective dans notre droit, ils ne procèdent pour autant d’aucune matrice commune. Si la plupart sont issus de lois spéciales, nombreux sont également ceux qui sont l’œuvre de la jurisprudence.
A l’évidence, notre droit ne gagne pas en lisibilité en prévoyant un dispositif spécial en matière de dommages nucléaires et un autre en matière de risques technologiques. Certes, chacun justifie l’application de règles spécifiques mais il serait logique que celles-ci procèdent de dispositions communes.

Sur ce point comme sur d’autres, il convient de faire œuvre de synthèse. Le mérite de notre droit et de la plupart des systèmes juridiques de tradition romaniste réside dans une conception cartésienne, ordonnée et concise de la norme juridique. Je suis convaincu que la fidélité à ces principes est gage de modernité.

Les réformes engagés en droit
du dommage corporel

Unification donc mais rénovation également : le rapport que je viens d’évoquer accorde une place toute particulière aux victimes de dommages corporels et je voudrais exposer sur ce point l’état d’avancement des travaux engagés par la Chancellerie.

Vous le savez, je manifeste un attachement particulier à améliorer les conditions d’indemnisation des victimes.

J’ai choisi dans ce domaine d’agir sur quatre points précis sur lesquels je souhaite aboutir rapidement.

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La réforme qui devrait voir le jour le plus prochainement est celle des barèmes de capitalisation. On semble éloigné des domaines purs du droit que nous avons abordés et pourtant nous sommes au cœur d’un sujet crucial pour l’ensemble des victimes.
Traditionnellement, le juge calcule le montant des dommages et intérêts en fixant mois par mois ce dont la victime aura besoin pour garder un niveau de vie comparable à celui qu’elle avait avant l’accident. Même si cela ne correspond pas nécessairement à son intérêt, la victime a le droit de demander un capital plutôt qu’une rente.

La table de capitalisation que le juge utilise actuellement pour faire cette opération est basée sur une table de mortalité qui prévoit une espérance de vie pour les hommes de 67 ans. Le taux d’intérêt qu’elle retient, de 6,5 %, est celui d’un pays qui tentait encore de juguler l’inflation.

Bref, il faut y remettre bon ordre et la Chancellerie proposera prochainement une table non seulement réactualisée mais encore réactualisable périodiquement.
Le deuxième chantier est celui des barèmes médicaux : ici, le problème n’est pas celui de l’obsolescence mais celui du foisonnement. Combien dénombre-t-on de barèmes d’évaluation du dommage médical en France ? Au moins cinq.

Pour le juge, le barème médical est pourtant ce qui conditionne en grande partie le résultat de l’expertise en dommage corporel qu’il aura pu demander. S’il ne s’y réfère jamais expressément dans sa décision, il en sait pourtant l’importance. C’est un peu comme l’Alsace-Moselle pour Gambetta : il y pense toujours mais n’en parle jamais.

C’est dire son importance et je souhaite qu’un groupe d’experts, rassemblant les différentes sensibilités des acteurs de l’indemnisation, présidé par une personnalité incontestable, propose un barème qui s’impose par lui-même.

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Troisième chantier : l’harmonisation des montants alloués par les juridictions. Après avoir parlé de barème de capitalisation et de barème médicaux, je n’évoquerai pas un barème indemnitaire. Je ne peux envisager de contraindre le juge à suivre une table en la matière : ce serait contraire à son libre pouvoir d’appréciation et au principe même de la réparation intégrale.
De manière plus pragmatique, je souhaite une meilleure diffusion des montants alloués par les cours d’appel pour que chacune d’elles connaisse la jurisprudence des autres à préjudice égal. Je pense que cette mise en commun de l’information est de nature par elle-même à favoriser l’harmonisation des jurisprudences. Le support informatique le plus adapté à cette diffusion est actuellement à l’étude.

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Quatrième chantier et je le cite à la fin car il est symboliquement le plus fort : la réforme de l’action subrogatoire des tiers payeurs.

Le rapport que le professeur Yvonne Lambert-Faivre a remis à la Chancellerie au mois de juillet 2003 a vivement insisté sur ce point : tant que les caisses de sécurité sociale, l’Etat lui-même et les autres organismes amenés à verser des prestations à une personne blessée, se rembourseront de leurs dépenses dans les conditions actuelles, la victime ne touchera pas une juste indemnisation.

Je ne veux pas revenir sur le débat, au demeurant très technique, qu’a suscité la proposition de ce rapport. J’ai soumis à mes collègues concernés du Gouvernement une proposition de texte plus mesurée, qui permet de réaliser un juste équilibre entre l’intérêt des victimes et les contraintes budgétaires de la Sécurité sociale que chacun sait très lourdes.

Je n’attends qu’une chose de cette réforme à venir : c’est que les tiers payeurs, fussent-ils l’Etat ou les caisses de sécurité sociale, ne puissent exercer dans l’instance en indemnisation plus de droits que la victime n’en dispose.

Au cœur de la notion de socialisation du risque se trouve notre système d’assurance-maladie. Le premier alinéa du premier article du code de la Sécurité sociale pourrait mériter la célébrité des plus grandes maximes de notre droit : « L’organisation de la Sécurité sociale est fondée sur le principe de la solidarité nationale. »

En somme, la réforme dont je viens de parler ne vise à rien d’autre que de redonner un sens à ce principe.

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Car vous l’avez compris : la notion de socialisation du risque dépasse à mon sens le champ du droit de la responsabilité pour couvrir celui de notre organisation sociale même. Si je veux la cantonner à sa juste mesure au sein de nos principes juridiques, c’est aussi parce que je veux aussi en conforter l’importance dans notre système institutionnel.

Je vous remercie.