[Archives] Proposition de loi sur la fiducie

Publié le 10 octobre 2006

Discours de Pascal Clément, ministre de la Justice, garde des Sceaux au Sénat

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Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs les Sénateurs,

Le bicentenaire du code civil a été l’occasion d’engager une profonde rénovation de notre législation.

Ainsi loi du 26 mai 2004 a réformé le droit du divorce et l’ordonnance du 4 juillet 2005 celui de la filiation. Plus récemment, j’ai engagé la réforme du droit civil dans ses aspects patrimoniaux afin de le rendre à la fois plus efficace et plus attractif.

Le droit des successions a ainsi fait l’objet d’une importante réforme par la loi du 23 juin 2006, à laquelle M. Henri De Richemont, aujourd’hui rapporteur du texte sur la fiducie, a activement participé et je l’en remercie à nouveau.

Cette loi a en effet adapté notre droit aux évolutions de la société en donnant plus de liberté à nos concitoyens pour organiser leur succession.

Elle a ainsi permis de faciliter et de simplifier la gestion du patrimoine successoral en rendant possible la désignation d’un mandataire pour gérer ou administrer les biens, cette désignation pouvant être opérée à l’avance en accord avec le défunt.

Ce dispositif permet par exemple au responsable d’une unité économique de désigner de son vivant une personne de confiance chargée d’administrer l’entreprise le temps que ses enfants soient capables de la reprendre.

Il permet également de confier la gestion d’un bien (immeuble, compte titre…) à un tiers, chargé d’en verser les revenus nécessaires au maintien du niveau de vie de l’héritier souffrant d’un handicap.

Au total, cette réforme a permis de moderniser notre droit des successions, devenu au fil des ans, obsolète.

Dans le même temps, j’ai également mené à bien la modernisation du droit des sûretés. Le droit commun des suretés était en effet, dans une très large mesure, issu du code civil de 1804.

L’ordonnance du 23 mars 2006 offre de nouveaux outils modernes et efficaces aux acteurs économiques pour garantir leurs créances.

Pour mémoire, je vous rappelle que désormais un gage sans dépossession peut être consenti à un créancier et permet au débiteur de conserver l’usage de la chose qu’il affecte en garantie de son obligation.

Par ailleurs, l’assiette du gage a été élargie puisque celui-ci peut désormais porter sur des choses fongibles et des choses futures.

Les modes de réalisation de cette sûreté ont également été facilités par la reconnaissance de la validité du pacte commissoire, qui permet aux parties de convenir que le bien affecté en garantie demeurera la propriété du créancier en cas de défaillance du débiteur.

Enfin, de nouveaux instruments ont été intégrés dans le code civil, notamment en matière de sûretés immobilières, avec la création de l’hypothèque rechargeable et du prêt viager hypothécaire.

Ainsi, en peu de temps, plusieurs réformes fondamentales ont été conduites par la Chancellerie. Elles traduisent la volonté du Gouvernement de moderniser notre droit dans l’intérêt des citoyens et des acteurs économiques.

 ***

La proposition de loi instituant la fiducie qui vous est soumise aujourd’hui, grâce à l’initiative de Monsieur le Sénateur Philippe MARINI, que je tiens à remercier, et au travail remarquable de votre Rapporteur, Monsieur Henri de Richemont, s’inscrit dans la même dynamique. Elle participe de cette démarche de modernisation de notre droit qui m’est chère et répond à l’objectif de renforcement de l’attractivité de notre territoire, que nous partageons avec Christine Lagarde.

 Les lacunes du droit français

Le droit français ne connaît en effet, « toujours pas » serais-je tenté de dire, d’institution inspirée du « trust » anglo-saxon qui permet à une personne de transférer des biens à une autre – le trustee – qui aura pour mission de les gérer dans l’intérêt de bénéficiaires.

Or le trust, utilisé depuis le Moyen-âge en Angleterre, connaît aujourd’hui un essor remarquable dans de nombreux pays, non seulement auprès de ceux relevant de la sphère anglo-américaine (USA, Canada, Australie), mais aussi auprès de pays de tradition romano-germanique tels que l’Allemagne, la Suisse, le Luxembourg, la Province du Québec ou plus récemment encore l’Italie.

Face à ce mouvement inéluctable, la France ne doit pas demeurer en retrait. L’ouverture des frontières et l’internationalisation des échanges rendent indispensable la création d’un outil comparable afin de permettre aux investisseurs familiers du trust anglo-saxon de se sentir en confiance avec le droit français, souvent trop mal connu de nos partenaires internationaux.

Par ailleurs, et la situation est paradoxale, les entreprises françaises ont souvent recours à des trusts étrangers faute de pouvoir disposer d’un instrument adapté en droit interne.

Cette situation est regrettable puisqu’elle génère une délocalisation des opérations financières hors de nos frontières.

Elle n’est toutefois pas inéluctable.

 L’institution d’une fiducie à la « française »

A ce stade, une précision me paraît devoir être donnée : Il ne s’agit pas de remédier à la carence du droit français en important « tel quel » le trust anglo-saxon.

Une telle option n’est ni envisageable, ni souhaitable, tant le trust est marqué par l’empreinte de la « common law » d’Angleterre, système fort éloigné de notre droit qui puise, lui, ses racines dans le droit romain.

En conséquence, si l’instrument proposé doit présenter des similitudes avec le trust anglo-saxon, j’attache une particulière importance à ce que le texte qui sera définitivement adopté créé une institution réellement française respectant notre tradition juridique propre.

La proposition de loi qui vous est soumise s’inscrit dans cet esprit.

De quoi parle-t-on en effet ?

Non pas de « trust » bien sûr mais de « FIDUCIE ».

Or cette institution trouve ses racines dans le droit romain puisque la fiducie y existait sous deux formes :

  •  la première qui consistait à transférer en pleine propriété à un tiers de confiance des biens qu’il devait gérer ;
  •  dans la seconde, le débiteur transférait en garantie à son créancier, la propriété d’un bien qui lui était restituée après apurement de sa dette.

Je ne peux donc que me réjouir de la renaissance d’une institution directement issue du droit romain.

Le contenu de la proposition de loi

La fiducie se présente comme une opération par laquelle une personne – le constituant - transfère des biens ou des droits à une autre personne – le fiduciaire - avec pour mission de les gérer dans un but déterminé au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires.

Cette proposition permet donc à une personne de transférer, par contrat, la propriété de tout type de biens ou de droits à un fiduciaire et d’en fixer la destination dans la plus grande liberté contractuelle possible.
En précisant que la fiducie trouve sa source principalement dans le contrat, la proposition de loi la soumet au droit général des obligations, nouvelle preuve, de son enracinement dans notre tradition juridique.

A cet égard, il est envisagé d’insérer les dispositions civiles de la fiducie dans le Livre troisième du code civil entre les dispositions consacrées au mandat et celles relatives à la transaction.

Le principe de liberté contractuelle, indispensable pour assurer la souplesse de cet instrument, sera donc au cœur de ce nouveau contrat.

Ainsi, les parties auront toute latitude pour organiser comme elles le veulent leur relation fiduciaire : fixer les obligations de chacun, prévoir les modalités de fin de la fiducie, désigner expressément le bénéficiaire ou seulement permettre sa détermination.

La fiducie s’inscrit donc parfaitement dans notre droit des contrats.

Elle n’en est pas moins porteuse d’innovation.

 La consécration du patrimoine d’affectation

La plus remarquable est sans nul doute la consécration de la notion de patrimoine d’affectation.

En effet, les biens remis en fiducie formeront un patrimoine autonome, qui ne sera plus celui du constituant mais qui ne s’intègrera pas non plus à celui du fiduciaire.

Ainsi, les procédures collectives qui pourraient être ouvertes au bénéfice du constituant ou du fiduciaire n’affecteront pas les biens remis en fiducie.

Il s’agit là d’une innovation majeure dans notre droit qui était marqué depuis le XIXème siècle par le principe de l’unité du patrimoine.
La proposition de loi offre ainsi une nouvelle institution juridique moderne, d’une grande souplesse qui pourra avoir des utilisations très variées.

 Un outil permettant des utilisations diverses

La fiducie pourra servir comme sûreté pour garantir l’exécution d’une obligation avec toute l’efficacité que confère la propriété. C’est la « fiducie sûreté » qui est ici consacrée.

Elle pourra également être utilisée pour confier la gestion de biens ou de certaines activités d’une entreprise à un tiers de confiance. C’est la « fiducie gestion » qui est ici envisagée.

 Un outil juridiquement encadré

Mais ce ne sont pas là les seuls motifs de satisfaction que j’ai à exprimer : la proposition de loi comprend en outre plusieurs mesures garantissant une utilisation raisonnable et contrôlée de ce nouvel instrument.

  • Tel est le cas du régime fiscal appliqué à la fiducie. Afin d’empêcher la constitution d’une fiducie par une personne dans le seul but d’échapper à ses obligations fiscales, un régime de neutralité a été mis en place. Ainsi pour les impôts directs, les résultats de la fiducie seront imposés sur le patrimoine du constituant pendant la durée du contrat de fiducie et tant que les biens n’auront pas été transmis à un bénéficiaire. Seuls les impôts liés à l’activité du fiduciaire seront payés par celui-ci, telles la TVA, la taxe professionnelle ou la taxe foncière. Mais je laisse bien entendu Christine Lagarde développer ce point particulier.
  • Tel est le cas également de la limitation de l’exercice de la fonction de fiduciaire à certains organismes financiers réglementés tels que les établissements de crédit, les entreprises d’investissement et les entreprises d’assurance.
    Un tel dispositif est indispensable pour fournir toutes les garanties de compétence et de sérieux à l’établissement de la relation de confiance entre le constituant et le fiduciaire, et pour écarter tout risque lié au blanchiment d’argent.
    La proposition de loi rejoint donc la préoccupation du gouvernement de cantonner l’usage de cet instrument aux professions qui ont une compétence particulière en matière de gestion de patrimoine.
  • Tel est encore le cas des mesures destinées à assurer la publicité des fiducies mais aussi de la reconnaissance d’un droit de communication élargi au profit des autorités de contrôle, fiscales et judiciaires. Ces dispositions reçoivent l’entière approbation du Gouvernement. Elles sont de nature à assurer la plus grande transparence à ce nouveau mécanisme et permettent ainsi d’éviter que la fiducie ne devienne le vecteur d’activités frauduleuses.
  • Tel est enfin le cas de l’exclusion de la fiducie transmission appelée aussi « fiducie libéralité ». Cette interdiction est nécessaire – mais peut-être pas suffisante comme nous le verrons dans un instant - pour éviter la remise en cause des dispositions d’ordre public du droit des successions et notamment les atteintes au principe de la réserve héréditaire que la récente réforme des successions a, certes assoupli, mais maintenu.

« Pas suffisante » disais-je.

En effet, si sur tous ces points, le gouvernement a rejoint entièrement la proposition de loi qui vous est présentée, il y a une question qui a suscité débat. C’est celle du constituant personne physique.

 La question de l’extension de la fiducie aux personnes physiques

En effet, le Gouvernement souhaite cantonner la fiducie aux personnes morales et votre rapporteur envisage de l’étendre aux personnes physiques.

Mais sur cette question également, je me réjouis que nous soyons en mesure de trouver un accord. Je vous remercie, Monsieur le Président de la Commission des lois, Monsieur le Rapporteur, d’avoir examiné avec bienveillance ce matin les amendements déposés en ce sens par le Gouvernement, et j’espère qu’ils seront adoptés par le Sénat.

Permettez-moi simplement de rappeler les raisons pour lesquelles le Gouvernement est opposé à l’extension de la qualité de constituant aux personnes physiques.

Je ne crois pas en effet qu’il y ait de réels besoins en ce sens pour les personnes physiques.

Je considère au contraire que l’extension en leur faveur de la fiducie risque de compromettre l’efficacité des nouveaux apports issus de la réforme du droit des sûretés. Elle pourrait par ailleurs encourager les situations de fraude au droit des successions et aux régimes de protection des majeurs incapables.

  • Les protections issues du droit des sûretés remises en cause
    Comme je l’ai évoqué à l’instant, l’ordonnance du 23 mars 2006 a réformé en profondeur le droit des sûretés en offrant aux personnes physiques une palette rénovée et diversifiée d’instruments pour garantir le recouvrement des créances et faciliter leur accès au crédit.
    Cette réforme a été accompagnée de mesures particulières prises en faveur des personnes physiques les plus vulnérables afin d’assurer un équilibre entre les intérêts en présence.
    C’est ainsi, que le pacte commissoire a été écarté en matière de crédit à la consommation et que la garantie autonome a été fortement cantonnée en matière de bail d’habitation.
    Admettre l’extension de la fiducie au profit des personnes physiques aurait pour conséquence de rompre le juste équilibre apporté par cette réforme.
    La cohérence de notre droit pourrait s’en trouver affectée.
  • La remise en cause des dispositions du droit des successions
    Par ailleurs, je crains que la prohibition de la fiducie libéralité sur laquelle nous sommes pleinement d’accord ne soit contournée par cette extension de la fiducie aux personnes physiques et qu’elle ouvre ainsi la voie à une remise en cause des dispositions d’ordre public du droit des successions.
    A cet égard, je me permets de vous rappeler que l’un des obstacles majeurs auquel s’est heurtée jusqu’à présent l’introduction de la fiducie en droit français résidait dans la crainte que celle-ci ne serve de mécanisme de fraude à maintes dispositions d’ordre public.
    Le cantonnement de la possibilité de constituer une fiducie aux seules personnes morales permet en revanche de lever ces réticences.
  • La remise en cause des régimes de protection des majeurs incapables
    Enfin, le droit français connaît un régime de protection des majeurs spécifique, qui exige l’intervention obligatoire du juge afin de leur assurer une meilleure protection.
    La gestion des biens des incapables par le biais d’une fiducie serait plus opaque et rendrait plus complexe voire impossible le contrôle des comptes par le juge des tutelles.
    L’extension de la fiducie aux personnes physiques apparaît donc inopportune et la limitation de celle-ci aux seules personnes morales ne nuira nullement à son attractivité.
    Même limitée aux constituants « personnes morales », la fiducie représentera déjà une réelle avancée pour les opérations commerciales ou de financement international, principaux domaines dans lesquels le besoin de fiducie s’est fait sentir.

***

Je terminerai, fort des leçons tirées du passé.

Vous n’ignorez pas le sort qui fût réservé aux précédents projets sur la fiducie qui étaient parfois très ambitieux. « Trop » sans doute, puisqu’ils échouèrent tous !

Je forme le vœu avec vous qu’il n’en sera pas de même pour ce texte. La « malédiction » qu’emporte toute tentative d’introduction de la fiducie en droit français doit être vaincue par notre volonté commune de prouver la capacité de notre droit à évoluer, à s’adapter aux exigences d’une société moderne tout en respectant ses traditions juridiques.

C’est en ce sens qu’a œuvré votre commission des lois sous l’impulsion de votre rapporteur, Monsieur Henri De Richemont qu’une nouvelle fois je remercie pour son pragmatisme et son efficacité.

Je vous remercie.